Alfred Kastler

3 mai 1902 Naissance d’Alfred Kastler à Guebwiller, dans l’Alsace annexée par l’Allemagne.
1914 Départ pour Horbourg et accueil chez la soeur d’Anna Kastler (Louise Frey).
Elève de la Oberrealschule de Colmar.
1919 Passage à l’enseignement en langue française.
1920 Abitur : Alfred Kastler avait le choix entre le baccalauréat et l’Abitur.
1921 Alfred Kastler est reçu au concours à Polytechnique et à l’Ecole Normale Supérieure (E.N.S.) ; il choisit l’Ecole Normale Supérieure.
1923-1924 Congé d’un an pour surmenage et dépression.
1924 Préparation du Diplôme d’Etudes Supérieures avec G. Urbain.
27 décembre 1925 Mariage avec Elise Cosset.
1926 Naissance de Daniel,
Alfred Kastler est reçu premier à l’agrégation.
1926-1927 Professeur au Lycée de Mulhouse.
1927-1928 Professeur au Lycée de Colmar.
1928 Naissance de Mireille.
1929-1931 Professeur au Lycée de Bordeaux. Les époux Kastler ont sollicité un poste double à Bordeaux.
1931 Alfred Kastler sollicite une bourse de recherche.
1936 Naissance de Claude,
Thèse d’Alfred Kastler sous la direction de Pierre Daure.
1936-1938 Maître de conférences à Clermont-Ferrand.
1938 Professeur à l’Université de Bordeaux.
1941 Retour à Paris, suppléant de Pierre Auger à la Sorbonne et à l’Ecole Normale Supérieure.
1944 Maître de conférences à la Sorbonne.
1952 Nommé professeur titulaire, il crée le Laboratoire de spectroscopie hertzienne.
1958 Directeur du Laboratoire de l’horloge atomique.
1964 Elu membre de l’Académie des Sciences
1966 Prix Nobel de Physique.
1968 Directeur de recherches au CNRS, Laboratoire de spectroscopie hertzienne.
7 janvier 1984 Mort d’Alfred Kastler à Bandol (Var).

L’œuvre scientifique

« Un scientifique, comme un sculpteur ou un peintre doit apprendre à regarder le monde extérieur, à retenir l’essentiel, à savoir distinguer le réel du rêve. Et dans la recherche de la vérité, il doit apprendre à devenir véridique »

Alfred Kastler, discours à l’Université de Bordeaux, 22 mai 1967

Les plus importants et les plus nombreux des travaux d’Alfred Kastler se rapportent à l’étude des interactions des radiations électromagnétiques (ondes hertziennes et ondes lumineuses) avec les atomes et les molécules qui constituent la matière.

Sa carrière de scientifique et de chercheur débute réellement en 1931 à Bordeaux. L’Université de Bordeaux abritait alors la brillante école française de diffusion moléculaire dont le maître d’oeuvre était Jean Cabannes.

En 1931, Alfred Kastler explique la polarisation des raies de Raman (A. Kastler, C.R. (1931) 193). L’effet Raman découvert en 1928, du nom de son inventeur Ch. Raman (Prix Nobel 1928), est un phénomène de diffusion de la lumière par les molécules, caractérisé par le fait que la longueur d’onde de la lumière diffusée est modifiée. Alfred Kastler explique l’état de la polarisation des raies Raman par l’interaction du mouvement cinétique de la lumière excitatrice avec l’orientation spatiale des moments cinétiques des molécules.

Thèse d’Alfred Kastler (1936)

Sa thèse préparée entre 1931 et 1936 sous la direction de Pierre Daure est consacrée à des « Recherches sur la fluorescence visible de la vapeur de mercure » (A. Kastler, Annales de Physique 11è série, Tome 6, Nov 1936). « Mon attention avait été attirée à cette occasion sur les relations qui existent entre les caractères de la polarisation des radiations excitatrices et émises d’une part et l’orientation spatiale des moments cinétiques et magnétiques des atomes d’autre part ».

Ce travail de thèse sera déterminant pour l’orientation des travaux qu’Alfred Kastler entreprend après 1949 avec son équipe du laboratoire de physique de l’Ecole Normale Supérieure.

« Ce sont les mêmes relations qui interviennent dans les méthodes optiques de résonance magnétique que j’ai développées au laboratoire de l’Ecole Normale Supérieure ».

Après deux années d’enseignement à Clermont-Ferrand, Alfred Kastler revient à Bordeaux en 1938 pour succéder à Pierre Daure à la chaire de physique.

C’est aussi à Bordeaux, puis à partir de 1941 à Paris jusque vers 1949, qu’Alfred Kastler se consacre à des travaux portant sur l’étude de deux phénomènes :

– L’émission de la raie D du sodium par la lumière crépusculaire,
– La spectroscopie Raman des monocristaux.

L’émission de la raie D du sodium par la lumière crépusculaire

Dès 1938, on avait signalé l’apparition de la raie D du sodium dans la lumière du crépuscule. Alfred Kastler a consacré en collaboration avec J. Bricart, puis avec J. E. Blamont ensuite, plusieurs recherches à l’analyse de ce phénomène. En 1940, Alfred Kastler, en utilisant la technique de réabsorption par la vapeur de sodium, montrait que la raie crépusculaire avait une finesse de résonance. Il avait même installé dans sa « demeure champêtre » de Mérignac un spectromètre pour l’étude du phénomène.

L’Etude quantitative de cette réabsorption faite à l’Observatoire du Pic du Midi entre 1943 et 1944 a permis à lui-même et à J. Bricart de préciser la température de la couche émissive du sodium atmosphérique qui se trouve réparti entre 80 et 100 km d’altitude. L’étude de la polarisation de la raie, au cours d’un travail à l’Observatoire d’Abisko en Suède au-delà du cercle polaire où les crépuscules sont longs, a permis de conclure que la raie est due à un phénomène de résonance optique (J. Bricart, A. Kastler, C. R., 228 (1949) 1601).

La spectroscopie Raman des monocristaux

Avec A. Rousset en 1941, Alfred Kastler fait une étude détaillée du spectre Raman du naphtalène. il a pu être montré que les raies de basse fréquence de ce spectre sont liées aux oscillations de pivotement des molécules dans le cristal. Revenu à Paris en 1941, Alfred Kastler poursuit ce type de travaux avec ses élèves (A. Fruhling et J. Chapelle).

Détection optique de la résonance magnétique des états excités

Les travaux de spectroscopie Raman avaient amené peu à peu l’équipe d’Alfred Kastler dans une impasse (J. Brossel), à cause de la difficulté de la méthode et des limitations de l’appareillage. A. Kastler a eu le mérite d’engager la reconversion de son laboratoire. C’est avec Jean Brossel, qui à sa sortie de l’Ecole Normale Supérieure avait rejoint l’équipe d’Alfred Kastler, que le changement d’orientation s’est opéré. Ayant obtenu une bourse, J. Brossel, après avoir passé trois années en Angleterre se rend au MIT aux Etats-Unis pour effectuer sa thèse sous la direction du très renommé Francis Bitter spécialiste en résonance magnétique.

En 1949, Alfred Kastler et Jean Brossel, qui étaient restés en contact étroit avaient indiqué le principe d’une « méthode optique de détection des phénomènes de résonance magnétique ». Dans le travail de pionnier accompli dans cette voie par sa thèse, Jean Brossel a appliqué cette méthode au niveau supérieur de la raie de résonance ultraviolette de l’atome de mercure. L’idée fondamentale de la méthode était la suivante « En éclairant un atome avec la lumière d’une raie de résonance, lumière orientée dans l’espace et polarisée, il est possible d’exciter sélectivement des sous-niveaux magnétiques déterminés de l’état excité. Cette sélectivité se réflète dans l’anisotropie spatiale et dans la polarisation de la lumière de résonance émise. Pendant que l’atome est dans l’état excité on le soumet à un champ magnétique à haute fréquence qui provoque des transitions magnétiques conduisant vers l’égalité de population des niveaux magnétiques de l’état excité. La lumière émise s’en trouve modifiée et la résonance magnétique est détectée par l’observation de l’intensité et de l’état de polarisation de la lumiére émise. Il devient alors possible d’étudier ainsi des résonances de niveaux atomiques excités. Ces études aboutissent à la connaissance précise des facteurs de Landé de ces niveaux, de leur durée de vie et de leur structure hyperfine » (Fig.1).

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Fig. 1 : Détection optique de la résonance magnétique des états excités

Le pompage optique (à partir de 1950) (A. Kastler, J. de Physique 11, (1950) 255)

La technique de détection optique de la résonance magnétique proposée en 1949 s’appliquait aux états excités de l’atome. En imaginant en 1950 la méthode de pompage optique, Alfred Kastler a pu étendre la détection optique des résonances hertziennes au niveau fondamental de l’atome. « Le Procédé consiste à éclairer les atomes d’un jet ou d’une vapeur avec de la lumière de résonance convenablement polarisée (le plus souvent on emploie de la polarisation circulaire) ou convenablement filtrée de façon à favoriser l’excitation de certains niveaux Zeeman ou certains niveaux hyperfins de l’état excité. Par le jeu des transitions de retour vers l’état fondamental on obtient une concentration des atomes dans certains niveaux de Zeeman ou hyperfins de l’état fondamental »(Fig.2).

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Fig. 2 : Principe du pompage optique

A son retour à Paris en novembre 1951, Jean Brossel s’est associé avec Alfred Kastler. Ensemble ils ont pu développer ces méthodes et constituer au Laboratoire de l’Ecole Normale Supérieure une équipe de chercheurs qui ont travaillé avec succès dans cette voie (J. E. Blamont, C. Cohen-Tannoudji, B. Cagnac).

La consécration de l’oeuvre scientifique d’Alfred Kastler et de son équipe viendra en 1966 : c’est le Prix Nobel de physique. La France avait obtenu son dernier Prix Nobel de physique 37 années auparavant. L’Académie de Suède a décerné son Prix à Alfred Kastler pour « la découverte et le développement des méthodes optiques pour l’étude des résonances hertziennes dans les atomes ».

Autres travaux scientifiques

On a souvent essayé de faire le rapprochement entre les travaux d’Alfred Kastler et l’invention du Laser. Alfred kastler s’est toujours défendu d’être le grand-père du Laser. Les « pères » ont obtenu pour cette invention le Prix Nobel deux années auparavant. « Si le pompage optique a été mis en oeuvre pour la réalisation du premier Laser en 1960, ce n’est que le fait du hasard… » conclut Alfred Kastler avec modestie.

Outre ses nombreuses conférences et publications à caractère scientifique, Alfred Kastler a été coauteur d’ouvrages d’enseignement comme ceux de G. Bruhat : « Optique » en 1953 et « Thermodynamique » en 1962. Il est également l’auteur d’un dictionnaire de physique (1983).

A partir de 1970 Alfred Kastler s’est également intéressé à l’histoire des sciences. Il est l’auteur de plusieurs monographies consacrées à S. Carnot, A. Einstein, L. Brillouin, A. Cotton, Les frères Bloch. Lui-même, en 1922, avait pu assister à une conférence d’A. Einstein sur la relativité.

Alfred Kastler s’est également intéressé aux scientifiques de son Alsace natale : des chimistes célèbres (Ch. Gerhardt, Ch. A. Wurtz, Ch. Friedel, A. Werner, …) et tout particulièrement à ce biologiste et physicien autodidacte originaire de Logelbach dans le Haut-Rhin : G. A. Hirn (1815-1890). Ce n’est pas un hasard. Le grand-père d’Alfred Kastler habitait à Logelbach et connaissait personnellement G. A Hirn.

Laboratoire Kastler-Brossel

Biographie, la science, l’homme engagé, évènements, symposium scientifique.

Le poète

  « J’ai laissé dans ces poèmes pas mal de sentiments de haine et de dégoût, comme je les éprouvais au cour des événements qui se succédèrent entre 1940 et 1945. Je n’écrirais plus de la même manière aujourd’hui naturellement. Ces textes sont des témoins de ce temps »

                        Alfred Kastler

« Deutsche Lieder eines französischen Europaers »

Ces poèmes sont écrits en allemand. dans son adolescence, Alfred Kastler a été imprégné par la culture et la poésie allemandes. Ces poèmes sont inspirés par Rainer Maria Rilke.

Ils sont marqués par les événements tragiques de la deuxième guerre mondiale. Ils expriment, au début, la haine et la rancune, puis la réconciliation qui préfigure l’idée et la construction de l’Europe.

Ce recueil de poèmes est dédié à son frère Henri, incorporé de force et mort en Galicie en 1945.

« A toi mon frère, musicien et poète, qui, pendant que nos villages renaissaient à la liberté et à la joie, es parti au devant de la liberté, de la peine et de la mort. Aux bons camarades qui t’ont soutenu et traîné, jusqu’à ce que épuisé et mourant, tu t’affaisses sur cette terre de Galicie, où longtemps après j’ai erré dans la neige sans jamais retrouver ta trace. Tu continues à vivre dans mon coeur ».

Europa, mein Vaterland
Als ganz Deutschland sich im Grimm
Baümte über Frankreichs Frieden,
Fühlt’ ich’s mit, doch hab’ ich drum
Fränksches Wesen nicht gemieden.
Und mir ward ein Lohn daraus
Zeit verging und rollt ihr Rädel
, Und mit einem lieben Mädel
Baut’ in Frankreich ich mein Haus.
Und als dann der deutsche Tross
Mir zerstampfte Hof und Heim,
Sorgt’ich, dass im Kind nicht spross
Der gesäte Rachekeim.
Hör ich noch an Seine une Rhein
Weiterhetzen gift’ge Schmäher,
Reift’s mir den Entschluss, zu sein
Stets ein echter Europäer.
Europe, ma patrie
Lorsque toute l’Allemagne se dressait
En colère contre la paix française
J’étais à l’unisson mais je n’ai jamais
Pour cela fuit l’esprit français.
Et j’en fus récompensé
La roue du temps tourna
Et avec une gentille femme
Je construisis en France ma maison.
Et lorsque le flot de l’armée allemande
Déruisit ma demeure
Je fis en sorte que le germe de l’esprit
De vengeance ne se développa point.
Lorsque j’entends encore sur les bords
De la Seine et du Rhin
Des individus souffler la discorde
La décision mûrit en moi d’être
Toujours un vrai Européen.

L’humaniste et son action

« … La compétence que nous, scientifiques, possédons dans le domaine étroit qui est le nôtre, ne saurait en aucun cas nous qualifier pour guider les hommes dans d’autres domaines de l’activité humaine, en particulier dans le domaine social et politique. Mais en tant que citoyens nous avons le droit et le devoir d’exprimer notre opinion sur les graves problèmes qui préoccupent les hommes et qui conditionnent l’avenir de l’humanité. Le service principal que nous pouvons rendre à nos concitoyens est d’essayer d’aborder les problèmes avec l’objectivité qui caractérise les discussions scientifiques, d’essayer de dépassionner le débat ».

              Alfred Kastler, discours à l’Université de Bordeaux, 22 mai 1967

Alfred Kastler se déclarait agnostique, s’étant peu à peu détaché de la foi de son enfance, choqué par l’affirmation du créateur d’un monde cruel, révolté par l’intolérance religieuse.

« Europe, ma patrie » est le titre d’un recueil de poèmes qu’il écrivit en allemand, au cours de sa vie. Maniant également sa langue allemande natale et sa langue française acquise, ouvert aux deux civilisations dont la diversité lui semblait une richesse, il fut, comme jadis Romain Rolland, un européen qui déplorait leurs luttes fratricides. Il en connut deux et dans la dernière perdit son frère. C’est sans doute ces expériences vécues, greffées sur une foncière aversion pour la violence, qui développèrent chez lui une réflexion sur les grand problèmes de notre temps, l’incitèrent à exprimer avec une insistance croissante les conclusions qu’il en tirait et à prouver sa sincérité par des actes.

Dès 1936, un voyage en Allemagne où il avait été l’objet de manifestations hostiles, lui avait révélé le danger de l’hitlérisme. En 1940, il offrit aux autorités d’occupation d’échanger sa liberté contre celle de son maître A. Cotton qui venait d’être arrêté. Lorsque deux ans plus tard on apprit la mort de F. Holweck, A. Kastler consacra une des ses leçons publiques à l’oeuvre du physicien assassiné par la Gestapo.

Les massacres de Hiroshima et de Nagasaki, l’indifférence des gouvernements à l’appel lancé en 1954 par B. Russel et A. Einstein pour le renoncement à l’arme nucléaire éveillèrent chez A. Kastler, comme chez bien d’autres scientifiques éminents, un intérêt anxieux pour les questions de politique internationale. Il adhéra au mouvement Pugwash créé en 1957 et qui s’occupe aujourd’hui encore de multiples problèmes liés au désarmement. De nombreux articles, des interventions dans des réunions publiques témoignent de son activité devenue plus véhémente à mesure que les menaces se développaient. En même temps, le gaspillage insensé des ressources destinées à créer des moyens de destruction lui faisait ressentir l’insuffisance de l’aide apportée par les nations nanties à la misère du Tiers Monde et il attira à maintes reprises l’attention sur les conséquences redoutables qu’aura un jour cette injustice.

L’intérêt qu’il portait à ces vastes questions allait de pair pour A. Kastler avec celui qu’il montrait pour des problèmes nationaux. Lors de la guerre du Viet-Nam, puis de la guerre d’Algérie, il prit des positions qui lui valurent, dans la première de vives polémiques, dans la seconde un attentat contre son domicile, mais qui témoignaient d’une lucidité le plus souvent confirmée par la suite des événements. En mai 1968, dans la Faculté de Jussieu où les étudiants avaient trouvé un asile temporaire, il s’efforça de calmer les esprits et de les mettre en garde contre une absence de sélection aux examens ; mais il prit la tête d’une manifestation des étudiants qu’il estimait avoir été trompés.

Après sa retraite, A. Kastler ajouta à ses actions humanitaires d’autres plus concrètes encore. L’extension du totalitarisme, l’apparition de la torture parmi des méthodes de gouvernement, lui firent prendre une part active dans le Conseil National pour les Droits des Juifs d’U.R.S.S., dans le Comité pour la Libération des Physiciens Argentins Emprisonnés, dans le Comité des Physiciens Français pour la défense de Y. Orlov. Il fut président de la Société de Secours des Amis des Sciences de 1976 à 1983. Enfin, il fonda en 1978 l’Association d’Aide aux Scientifiques Réfugiés, recevant lui-même des collègues venus de tous pays demander l’asile politique en France. Nombreuses furent les personnes auxquelles il apportait son aide, après avoir vérifié la valeur de leur cause.

Les sentiments ont leur logique : de la défense de la personne humaine, A. Kastler fut conduit à celle des êtres vivants. Il protesta contre les traitements parfois cruels infligés aux animaux et s’inquiéta de la destruction des forêts et de la pollution des mers.

A. Kastler allait ainsi jusqu’au bout de ses forces, qui pourtant diminuaient à mesure que son coeur s’épuisait. Condamné dans les derniers mois de sa vie à une inaction qu’il jugeait plus cruelle que la mort, on le voyait obsédé jusqu’à l’angoisse par le souvenir d’événements tragiques qui l’avaient frappé. Il n’a pas connu cette sorte de paix qui n’est qu’un renoncement.

Pour le centenaire de la naissance de l’Humaniste alsacien Alfred KASTLER, Guy Perny résume l’essentiel de l’oeuvre de ce maître éminent de l’Université de France.

Une partie de ce texte a fait l’objet d’une allocution par l’auteur le 3 mai 2002 au Lycée de Guebwiller à l’occasion de la commémoration officielle de la naissance d’Alfred Kastler.

Centenaire de la naissance de l’humaniste alsacien Alfred KASTLER : aspects de son oeuvre

Souvenirs évoqués par Jean Coulomb, membre de l’Institut
Annales de Physique 10, (1985) 535

Pour bien cerner la personnalité d’Alfred Kastler, il faudrait décrire son enfance alsacienne, ses liens avec l’Ecole Normale Supérieure, ses découvertes scientifiques, son action humanitaire. (…) Autant que possible nous lui laisserons la parole, en puisant dans les allocutions si vivantes qu’on lui a souvent arrachées. Sauf avis contraire les passages entre guillemets sont donc de lui, mais il a fallu les abréger, quitte à perdre de leur saveur.

En 1914, « Guebwiller se trouvait très près du front (…), les obus y pleuvaient ; mes parents vinrent donc s’installer à Colmar, ou plus exactement à Horbourg. Je fréquentais le lycée de Colmar, non le « Gymnasiumm », mais la « Oberrealschule » (…) ; nous étions regardés de haut par ceux qui cultivaient les langues anciennes (…). Pendant mon temps libre je bêchais dans mon jardin potager (…). Le pain était affreux, noir, collant ; la viande manquait à peu près complètement (…). Nous devions, par classes entières, nous rendre à la forêt (…) ; je ne sais à quoi devaient servir ces feuilles que nous arrachions indistinctement des arbres (…). On nous parlait constamment de la victoire allemande… ».

« Quand, au printemps 1919, les classes reprirent, tout était changé. L’enseignement se faisait (…) en français, et nous en savions si peu (…). Nos professeurs faisaient l’impossible (…). Nos nouveaux maîtres rivalisèrent de dévouement. Et cependant, bien que je fusse ce qu’on appelle un bon élève, je faillis décrocher ».

« En 1920, le proviseur, M. Abry, avait eu une idée hardie : la création au lycée de Colmar d’une classe de mathématiques spéciales. Elle n’a duré qu’un an, elle avait cinq élèves. Nous eûmes des professeurs de choix (…). Couvés par eux nous fîmes des progrès rapides qui me permirent d’entrer à la fin de l’année scolaire à l’Ecole Normale Supérieure (…). C’est là que je trouvai cette atmosphère fraternelle, cette absence totale de chauvinisme, cette compréhension universelle, ce léger et souriant irrespect de toute autorité, cet attachement à toutes les causes généreuses, tout ce qui fait qu’on ne confondra plus jamais la France avec un régime imparfait qui la représente ou avec les erreurs d’un gouvernement qui passe » (…).

Kastler est reçu premier (à l’agrégation). Cependant, a-t-il écrit, « les années de ma vie qui m’ont laissé le souvenir le plus désagréable sont l’année passée en taupe (…) et l’année de préparation à l’agrégation. On a l’impression de se mouvoir dans un long tunnel (…). Et cependant, dans ce tunnel, il y a des îlots de lumières (…), les conférences que nous faisait Henri Abraham ».

Commençons donc l’évocation des maîtres de Kastler par celle du « Bohu », qui dirigeait le laboratoire de physique depuis le début du siècle et dont les travaux de guerre avaient eu une très grande importance pour la radiotélégraphie alliée. « L’intérêt des élèves, voilà quelle était la préoccupation constante de Henri Abraham ! Peu de temps avant le concours d’agrégation, il s’adressa à notre promotion pour nous parler de ce souci majeur : « Vous aurez dans votre carrière à faire des leçons, nous dit-il, mais à faire passer des concours. N’oubliez jamais (…) que le candidat qui est devant vous n’est pas dans son état normal. Si vous voulez être capable de le juger (…) posez une question telle que le candidat puisse y répondre à coup sûr. Puis vous poserez des questions de difficultés croissantes et vous ne tiendrez pas compte de la première ». Je me suis souvent rappelé de cette recommandation ».

Plus déterminante encore pour la carrière de Kastler fut l’influence de Eugène Bloch (le grand U), né à Soultz près de Guebwiller après son frère Léon Bloch (le petit u), littéraire d’origine mais étroitement associé aux recherches de son cadet. Eugène Bloch a initié des générations de normaliens aux découvertes retentissantes de la physique nouvelle. « Non seulement spectateur mais acteur de cette grande épopée, il s’attaquait au problème alors central, la structure électronique des atomes d’après leurs spectres ultraviolets. C’était un merveilleux professeur (…), c’est ici le moment pour dire tout ce que je dois personnellement à l’enseignement d’Eugène Bloch, ce que toute notre équipe (…) doit à celui qui a créé au laboratoire de physique de l’Ecole Normale le groupe de spectroscopie ».

Après l’agrégation, Kastler enseigne quelque temps au lycée de Mulhouse, puis à Colmar où naît Mireille en 1928. Il amorce une thèse à l’Institut de Physique de Strasbourg. Mais la famille part pour Bordeaux en 1929. Kastler y enseigne en taupe puis devient en 1931 assistant de Pierre Daure qui arrivait à la Faculté des sciences. Kastler soutient à Paris en 1936 sa belle thèse sur la fluorescence visible de la vapeur de mercure. Eugène Bloch en est l’élogieux rapporteur. Kastler, nommé maître de conférences à Clermont-Ferrand, étudie la visibilité exceptionnelle du Mont-Blanc à partir du Puy de Dôme ; il guidera plus tard Henri Dessens pour sa thèse sur les contrastes à grande distance. Mais la chaire de Pierre Daure devient vacante et, en 1938, Kastler le remplace à Bordeaux. Claude y naît peu après.

Kastler entame avec Auguste Rousset des travaux sur l’effet Raman. Mais il s’intéresse toujours à l’optique atmosphérique ; l’attribution de la raie jaune observable dans le ciel crépusculaire à la résonance optique d’atomes de sodium situés dans la très haute atmosphère a été établie par une série de travaux français parmi lesquels ceux de Kastler (1940, puis 1949 en Laponie suédoise) ont joué un rôle essentiel. Les méthodes qu’il a mises au point à cette occasion ont beaucoup servi en aéronomie spatiale.

La guerre éclate, stagne quelques temps, et voici l’invasion. En 1941 Pierre Auger part pour l’Amérique. Kastler assure sa suppléance à la Sorbonne et à l’Ecole (il lui succédera en 1944). Plongée dans l’angoisse générale, l’Ecole souffre mais résiste (Lewy-Bertaut conserve de faux papiers signé Kastler). Eugène Bloch, qui dirige depuis 1937 le nouveau laboratoire de physique, est destitué. « Les deux frères devaient trouver (…) à la Faculté des sciences de Lyon un répit de courte durée. Puis sont venues les années (…) de terreur et d’espoir, puisque les forces américaines avaient débarqué en Afrique du Nord, mais la Gestapo régnait maintenant sur la France toute entière. Coup sur coup nous apprenons les mauvaises nouvelles : l’arrestation à l’age de 75 ans, de Henri Abraham avec sa fille qui refusait de se séparer de lui, leur déportation, puis le silence ; le guet-apens dont fut victime l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand et la déportation à Buchenwald des professeurs et des étudiants ; enfin cette heure sombre où Henri Bruck, l’un des meilleurs élèves d’Eugène Bloch, vient m’apprendre, les larmes aux yeux, son arrestation par la Gestapo. Hélas, Eugène Bloch lui aussi devait disparaître dans la nuit d’Auschwitz. » Georges Bruhat, directeur scientifique de l’Ecole, meurt en camp de concentration. Enfin Kastler souffrira atrocement en apprenant petit à petit le calvaire des alsaciens envoyés de force sur le front russe ; parmi eux se trouvait le frère très aimé à qui sont dédiés les poèmes de « Europe ma patrie », expression inoubliable de cette douleur sublimée.

Paris libéré, le groupe de recherches opérationnelles de la France libre, où travaille notre vieil ami ami Szolem Mandelbrojt, s’efforce d’établir des contacts entre chercheurs anglais et scientifiques français brusquement tirés de cinq années d’isolement. Kastler et moi partons pour Cambridge. On nous accueille à bras ouverts. Nous pouvons admirer le civisme britannique et le respect des traditions. A la même époque Jean Brossel part faire sa thèse au Massachussets Institute of Technology, mais Kastler et lui restent en constantes relations. Ainsi naissent, dit Brossel, les concepts de base et les premières confirmations expérimentales de ce qu’on a appelé la double résonance, puis le pompage optique. (…)

Brossel revient en 1951, par fidélité à Kastler. « C’était, dit-il, un professeur extraordinaire, dont la culture scientifique était immense (…). Son exigence de clarté était permanente, et puis il avait guidé mes tout premiers pas dans la recherche (…). Je me souviens du choc que j’ai ressenti en retrouvant, après six ans, le laboratoire ; c’était le dénuement ! mais en même temps, nous n’aurions pu trouve nulle part une telle qualité d’hommes, année après année. »

La floraison des découvertes dans l’équipe normalienne de spectroscopie hertzienne attire l’attention du monde des physiciens. Honneurs, prix, doctorats honoris causa, cooptations par des Académies étrangères, mais charges aussi hélas, fondent sur Kastler. J’ai quelques remords d’avoir été l’un de ceux qui le mettaient à contribution (pour lui confier le laboratoire de l’horloge atomique du C.N.R.S., le Service d’aéronomie, etc. ; ou simplement pour recueillir ses avis). il fut (difficilement !) élu à l’Académe des sciences en 1964, heureusement pour elle car il ne se serait pas représenté.

Le 3 novembre 1966, la France apprit que le Prix Nobel de Physique était décerné à Alfred Kastler « pour la découverte et le développement des méthodes optiques pour l’étude des résonances hertziennes dans les atomes ». (…) Son souci était d’une part d’éviter des confusions (L’Académie des Sciences de Stockholm a eu mille fois raison de ne pas nous associer au Prix Nobel décerné aux inventeurs des lasers et masers), d’autre part de faire reconnaître le caractère collectif des travaux couronnés. Il fit tant qu’en présentant son oeuvre au roi de Suède le Professeur Ivar Waller mentionna à plusieurs reprises le rôle de Brossel. Heureux, Kastler avait amené sa femme, ses enfants, trois petits-enfants. « Je croyais à chaque instant, écrit-il, revivre (…) le merveilleux voyage de Nils Holgersson ».

Kastler, si vulnérable, lors des années d’Ecole, s’était bien entendu affermi. André François-Poncet à son sujet disait (…) : « l’homme est charmant, séduiant, exquis. il restitue au mot de gentillesse sa pleine signification. ce n’est pas que son caractère soit trop conciliant pour être ferme. Il est doux, mais obstiné, voire têtu ; il sourit, mais il ne cède pas ; la raison des positions qu’il adopte réside dans sa générosité native, dans son humanité profonde ; dans son souci de la justice. il connaît sa valeur. Elle ne lui inspire aucun orgueil ». Le portrait est assez exact, quoique François Poncet, pourtant spécialiste de l’humour, oublie de mentionner celui de Kastler. Celui-ci ne disait-il pas, devant l’assaut des journalistes, qu’on le poussait à montrer comme Brigitte Bardot des choses qu’il eût été convenable de cacher. Finalement, il prit son parti d’être devenu un homme public et s’efforça sans crainte de se disperser, de mettre sa renommée au service du bien. Retrouver trace de tous les efforts qu’il a déployés serait à peu près impossible. Je vais citer quelques cas dont j’ai eu directement connaissance, sans revenir sur ses fidélités profondes (l’Alsace, donc l’Europe ; l’Ecole Normale ; ses collègues ; les élèves qu’il a formés, etc.).

En mai 1968, dans « ce bateau ivre que fut alors l’Université », on comptait sur ses doigts ceux qui plaçaient les révoltés face aux conséquences de leurs actes. Kastler, impavide, leur répétait inlassablement que malgré les aléas des concours la sélection honnête était la seule garantie d’équité pour les enfants des familles modestes. Comme pour beaucoup des combats qu’il a menés, il fut peu suivi dans l’immédiat. Il y était résigné ; ces choses devaient être dites et la leçon porterait des fruits tôt ou tard.

Avançant en âge, Kastler sans renier la culture scientifique, la musique, la vie de l’esprit, se penche de plus en plus sur le sort des malheureux, au prix d’un constant surmenage et de voyages épuisants. Président, entres autres, de la Société de secours des Amis des Sciences, il regrette que les Français en soient les seuls bénéficiaires ; il crée donc l’Association d’Aide aux Scientifiques Réfugiés, pour laquelle il multiplie les démarches, imagine des financements, sauvant ainsi du désespoir plusieurs collègues apatrides. Président le Conseil du grand centre Unesco de physique mathématique à Trieste, il y fait organiser des enseignements pratiques pour les scientifiques du tiers-monde, abandonnés à eux-mêmes après leurs études.

Contentons-nous de ces deux exemples. Ils montrent que Kastler ne s’est jamais borné à ameuter l’opinion pour vaincre son indifférence en face des catastrrophes prévisibles. Mais il ne s’en prive pas ! Pacifiste dès 1924 d’après Dechêne, il clame maintenant son horreur de la guerre. Il cherche désespérément au sein du mouvement Pugwash le moyen d’atténuer les tensions : « ses silences d’écoute et les quelques mots qu’il prononçait avaient un poids tout à fait extraordinaire », écrit (à Jean Langevin) Etienne Bauer, secrétaire général de Pugwash France. Kastler profite surtout, pour tenter de convaincre, des multiples occasions qui s’offrent à lui. Voici, au hasard, une de ses interventions.

« L’espèce humaine court à son suicide. Lorsque les deux grands : Etats-Unis et Russie soviétique ont proposé il y a quelques années aux autres nations un traité de non-prolifération des armes nucléaires, ils se sont moralement engagés à entrer dans la voie du désarmement. Cet engagement n’a pas été tenu (…). Vers la fin de ce vingtième siècle, nous serons un milliard de nantis en face de cinq milliards d’hommes du tiers-monde. Pardon, il n’y aura pas cinq milliards puisque les progrès de l’alimentation ne pourront pas suivre le rythme du développement humain ; au moins un milliard sur cinq va d’ici là mourir de faim (…). Ces quatre millards auront quelques bombes type Hiroshima, le milliard de nantis en état de panique aura dix mille bombes à hydrogène. Je laisse aux artistes et metteurs en scène qui sont parmi nous ce soir d’imaginer le scénario…).

(…) Alfred Kastler s’est éteint doucement à l’aube du 7 janvier 1984, pleuré par les siens, pleuré par tous ceux qui l’aimaient ; il avait des amis dans le monde entier.

Alfred Kastler et le Groupe de Physique Atomique de l’Ecole Normale dans les années 1950-1960.
Souvenirs personnels (*)

Ann. Phys. Fr. 10 (1985) 545-551

(*) Cet article s’inspire d’une conférence donnée par l’auteur à la réunion annuelle de la division de la physique électronique et atomique de l’American Physical Society le 31 mai 1984 à Storrs (Connecticut).

Alfred Kastler était membre associé de l’Académie Royale de Belgique.  Emile Biémont et Paul Glansdorff, respectivement correspondant et membre de la classe, ont publié son éloge dans les Bulletins de l’Académie Royale de Belgique en 1996, téléchargeable ici.